by NIKOLA ATCHINE, (SCARCE VOLUME 2, ANNUAL 1993)
(TRANSCRIPTION / TRADUCTION: PATRICK MARCEL)
Il fait le lettrage des aventures de Groo, il anime l’histoire du seul lapin
samouraï du comic book. Stan Sakai a beaucoup à se reprocher. Notre reporter l’a confessé.
SCARCE: Commençons dans l’ordre: d’où venez-vous, où êtes-vous né?...
STAN SAKAI: Hé bien, je suis né au Japon. Mon père y était militaire. En fait, je suis un américain de la troisième génération, mais quand j’avais deux ans, nous sommes revenus a Hawaï, d’où mon père était originaire. J’ai donc grandi à Hawaï, et j’ai rejoint I’Amérique continentale il y a, oh... quinze ans de ça. Depuis, Je vis en Cailfornie.


SCARCE: Vous lisiez des mangas, à Hawaï ?
STAN SAKAI: Pas vraiment, mais je regardais les séries télé. Il y avait un cinéma, également, au bas de la rue. Tous les samedis matin, y passaient des films japonais. En général, des séries à suivre. On y allait chaque semaine pour voir l’épisode suivant. J’ai grandi avec ça. Je regrette de ne pas disposer de ces films en vidéo, maintenant. Ce sont des souvenirs de mon enfance, J’adorerais les revoir.
SCARCE: Est-ce que vous allez au Japon ?
STAN SAKAI: Non, Je n’y suis jamais retourné. Mes parents y ont été, mais pas moi.
SCARCE: C’est un choix, ou est-ce simplement que vous n’en avez pas eu l’occasion?
STAN SAKAI: Pas l’occasion, non. Et mes deux enfants n’en auront probablement pas l'occasion avant longtemps, non plus (rires). J’aime-rais bien visiter ce pays. Mais à ce qu’on m’en a dit, le Japon d’antan est vraiment en train de mourir. Il faut le chercher pour le trouver. Les traditions disparaissent, tout s’occidentalise. Lors du dernier voyage de mes parents, ils ont été à la campagne. Ils me disent que c’est toujours très beau, là-bas. Mais le tissu familial se défait. Les gens partent à la ville, ils vont où se trouve l’argent. A mon arrivée ici, le premier dessinateur que j’ai rencontré, ce fut Sergio — Sergio Aragonès — un type vraiment adorable. Je l’ai connu par un ami mutuel. J’ai envoyé une lettre à Sergio en me recommandant de Dave Thorne, et il m’a passé un coup de fil pour me dire : Nous avons été amis depuis. Ça fait maintenant quinze ans. C’est lui qui m’a introduit dans le milieu des bandes dessinées, en me confiant le lettrage de Groo. Je faisais de la publicité, des illustrations de livres, des couvertures de livres et de magazines. Mais je n’avais jamais fait de bandes dessinées avant que Sergio ne me demande de participer à Groo The Wanderer. De cette façon, en me retrouvant dans ce milieu, J’ai appris l’existence d’autres éditeurs. J’ai envoyé une petite histoire — Usagi — à un éditeur de Seattle. Et Usagi n’a plus cessé de paraître.
SCARCE: C’était pour Critters ?
STAN SAKAI: Non, pour Albedo, qui a précédé la parution chez Fantagraphics d’au moins deux ans. Kim Thompson a lancé Critters, mais Steve Gallacci a lancé Albedo. La premiére histoire que je lui ai envoyée, c’était un Nilson Groundthumper, un de mes personnages mineurs. La seconde a été Usagi. Ce qui fait qu’Usagi existe depuis 1984.


SCARCE: Et vous n’aviez jamais fait de comic book auparavant ?
STAN SAKAI: J’avais participé à des fanzines.
SCARCE: De funny animals ?
STAN SAKAI: Non, plutôt des histoires de super-héros. En grandissant, j’avais envie d’être le parfait petit dessinateur Marvel. J’ai fait quatre ans de dessin d’après nature, d’anatomie, etc... Mais Je me suis vraiment intéressé aux funny animals et au dessin plus comique en rencontrant Dave Thorne — aucun rapport avec Frank Thorne. C’est un passionné du genre. Finalement, toutes ces leçons m’ont servi à dessiner les funny animals. On apprend comment le corps se déplace, comment respecter les proportions. Pour les funny animals, c’est toujours plus facile d’humaniser, ça aide à raconter l’histoire plus facilement.
SCARCE: La pub devait mieux payer ?
STAN SAKAI: C’était plus lucratif, certainement. Mais travailler à faire des bandes dessinées est autrement plus agréable, particulièrement pour moi qui peux faire exactement ce que j’ai envie de faire. Dans la pub, il faut compter avec le directeur artistique, le client, les délais à tenir... Avec Usagi, je suis seul responsable. Et ça, je peux le contrôler à ma guise.
(une interruption. Passe Steve Leialoha qui montre quelques planches d’une histoire dessinée en style réaliste. S’ensuit une brève discussion à son sujet)


SCARCE: Il réussit si bien les funny animals. Je ne sais pas pourquoi il fait des choses réalistes.
STAN SAKAI: Tout à fait d’accord. Ses funny animals sont tellement... superbes. Un tel sens du détail, une telle vie. Steve est vraiment excellent. D’ailleurs, il le dit, il préfère dessiner des funny animals. Avec les funny animals, c’est plus facile d’humaniser les personnages qu’avec des personnages humains.
SCARCE: Dessiner, c’est déjà styliser. Si on stylise jusqu’à obtenir un personnage très reconnaissable, comme dans le cas des funny animals, c’est plus facile de raconter une histoire, plus que dans la BD réaliste. De toute façons, ça ne sera jamais aussi réaliste qu’une peinture ou qu’une photographia.
STAN SAKAI: Et puis les superhéros se ressemblent tellement; il est difficile de les différencier par une hypothétique personnalité. Leur seule caractéristique, ce sont leurs costumes. Avec Usagi, J’ai vraiment essayé de créer un individu, une personne vivante. Le concept visuel d’Usagi est unique. Personne n’avait encore dessiné un lapin de cette façon.
SCARCE: Aviez-vous envisagé en détail qui serait Usagi avant de vous mettre à le faire ?
STAN SAKAI: En fait, je voulais faire la biographie d’un authentique samouraï du XVII° siècle, Miyamoto Musashi, mais un jour, j’ai dessiné un lapin, j’ai noué ses oreilles sur sa tête comme un chignon, et la dessin m’a plu tout de suite. C’est très simple, mais personne n’avait encore fait ça. Je l’ai donc laissé sous forme de lapin, et de Miyamoto Musashi est devenu Miyamoto Usagi. J’ai fait des recherches de documentation sur les coutumes et l’histoire du Japon à cette époque. Je me suis bien amusé à utiliser tout cela avec un lapin.
SCARCE: Que signifia Yojimbo ?
STAN SAKAI: Littéralement, c’est un garde du corps. Un Yojimbo, à l’époque était une sorte de mercenaire, comme ces pistoleros de l’Ouest américain.
SCARCE: Mais il avait un maître ?
STAN SAKAI: Oui, il était au service d’un seigneur, mais ce dernier a été tué et Usagi est devenu un rõnin, un samouraï sans suzerain. Maintenant, il parcourt le Japan du XVII° siècle. C’était une époque vraiment intéressante parce que le Shõgun venait d’accéder au pouvoir. Mais les seigneurs féodaux menaient encore des luttes intestines, c’était une époque très troublée, l’époque idéale où installer Usagi.

SCARCE: Est-ce qu’Usagi mène une quête ? Il est revenu dans son village, au cours d’un épisode, mais n’a pas pu rester. Pourquoi est-il un samouraï errant ?
STAN SAKAI: En fait, il cherche à s’améliorer en tant que samouraï. Découvrir et goûter à la vie, et à se perfectionner, ce faisant. De plus, il est assez Jeune encore, pour se fixer.
SCARCE: Y a-t-il une chance qu’il puisse un jour devenir un seigneur ?
STAN SAKAI: Ça pourrait se faire — une promotion décernée par le shõgun, par example.
SCARCE: Vous vous documentez beaucoup ?
STAN SAKAI: J’essaie, oui. C’est là aussi une chose que m’a apprise Sergio. Il faut se documenter... pour moi, principalement, parce que J’adore la culture de cette époque, mais aussi parce que je reçois du courrier où l’on me dit : « les sandales étaient anachroniques » OU « telle ville ne portait pas ce nom-là, à l’époque, elle en avait un autre »... Les fans font vraiment attention, ils apprécient vraiment la documentation.
SCARCE: Oui, mais même si les lecteurs ne sont pas conscients des recherches que vous avez faites pour la série, le simple fait que les recherches aient été faites lui confèrent son atmosphere d’authenticité.
STAN SAKAI: De fait, une des histoires que Je préfère est celle de la fabrication des cerfs-volants géants. Ça m’a demandé une bonne année de recherche, mais J’ai tout raconté : comment on allait dans les bois, chercher une sorte de bois bien spécifique, pour faire le papier, puis on ramassait les bambous, tout ça pour construire des cerfs-volants gigantesques. C’est une histoire dont Je suis particulièrement fier. Et quand Je suis invité à venir dans les écoles ou des bibliothèques de prêt, Je la distribue aux enfants.
SCARCE: Vous n’attirez pas l’attent ion sur la documentation.
STAN SAKAI: Non, elle est toujours intégrée à l’histoire que Je raconte. L’essentiel de la documentation que j’amasse n’est jamais utilisée — à moins qu’elle ne fasse partie intégrante de l’histoire. Sinon, cela risquerait de porter préjudice à ce que je raconte. Mais quand j’emprunte des motifs, par exemple au théâtre traditionnel kabuki, j’indique toujours d’où je tire ma documentation. Ainsi, si ça intéresse le lecteur, il sait exactement où trouver mes sources.
SCARCE: Vous avez été également influencé parle cinéma ?
STAN SAKAI: Oh oui, Akira Kurosawa est un de mes metteurs en scène préférés, et Alejandro Jodorowski. Jodorowski a d’ailleurs écrit l’introduction du quatrième recueil d’Usagi. Je connaissais Jean-Marc Lofficier — le projet le plus intimidant auquel il m’ait été donné de participer, c’est le quinzième anniversaire de la publication aux Etats-Unis d’Arzach, de Mœbius. A cette occasion, Jean-Marc et Randy Lofficier m’ont demandé de dessinor une page. Et rien qu’en lisant la liste des autres créateurs qui avaient été sélectionnés — Bill Stout, Otomo le japonais et Bisley l’anglais, Sergio Aragonès, Joe Kubert... — vraiment, je me suis senti à la fois honoré et terriblement intimidé. C’était vraiment formidable — bref, j’avais appris par Jean-Marc Lofficier que Jodorowski aimait Usagi. Quand il est passé à Los Angeles, après la première japonaise de son dernier film, il m’a appelé au téléphone. J’ai décroché, j’ai entendu : « Est-ce que je pourrais parler à Stan Sakal ? — C’est moi-même. — Ici, Jodorowski ! » Oh, bon sang ! On a mangé ensemble.
SCARCE: C’est aussi un grand ami de Sergio. Ça remonte assez loin, ils se sont connus au Mexique.
STAN SAKAI: Oui, ils ont étudié le mime ensemble...
SCARCE: Avec Marcel Marceau ?
STAN SAKAI: C’est ça. En fait, c’est Jodorowski qui a écrit ce que je considère être... la pièce ? le sketch ? le plus célèbre de Marcel Marceau, Le fabricant de masques. C’est celui-là que j’associe tout de suite avec Marcel Marceau, et j’ai été stupéfait quand Jodorowski m’a dit: « C’est moi qui ai écrit ça. »
SCARCE: Quand vous attaquez un nouveau numéro d’Usagi, est-ce que vous avez toute l’histoire en tête ? Combien de temps vous y prenez-vous à l’avance pour trouver un scénario ? Par exemple, il y a eu une longue série — « The Dragon Bellows Conspiracy », avec l’amie d’enfance d’Usagi...
STAN SAKAI: J’ai un tas d’histoires déjà écrites, ce qui fait que lorsqu’arrive l’heure de se mettre à travailler, j’ai tout un choix de scénarios qui s’offre à moi. « The Dragon Bellows Conspiracy » était entièrement écrite dans ma tête avant même que je commence à en dessiner le premier episode.
SCARCE: Comment abordez-vous le scénario ? Est-ce que vous vous dites: « J’ai cette idée, je ais en faire quatre parties, un seul episode... » ? Comment procédez-vous pour le découpage ? Est-ce que c’est méticuleusement planifié, ou plutôt organique dans son développement?
STAN SAKAI: (rire) Très organique ! Au départ, j’ai une idée en tête. Elle a pu m’être suggérée par un dessin que j’ai fait, quelque chose que j’ai vu, un peu n’importe quoi. J’y réfléchis pendant un mois environ. Je travaille déjà sur une autre histoire, mais je réfléchis à ce nouveau scénario, j’essaie différentes possibilités: et si je faisais ceci, plutôt que cela ? En fait, j’ai l’histoire clairement en tête avant de la commettre sur le papier. Là, je la tape à la machine, sous forme de scénario très simplifié, une demi-page dactylographiée, une page au maximum. A partir de là, je fais des petits croquis de mise en place, pour mettre au point la narration. Après, j’écris les dialogues directement sur es croquis, Voilà mon script. Il ne reste plus qu’à passer directement à la planche définitive.
SCARCE: Peut-être grâce à votre expérience préalable dans la pub, vous avez un dessin très propre, très net.
STAN SAKAI: Oui, très propre, c’est le but que je me suis donné. Là encore, ça vient des gens qui m’ont influencé. Steve Ditko ; Sergio, bien sûr, qui a eu une influence énorme ; Milo Manara, le dessinateur italien. C’est Sergio qui m’a montré un jour ce qu’il faisait, et j’ai eu un coup de foudre pour son encrage. Très net, impeccable — j’adore ça. C’est donc Manara qui a le plus influencé mon encrage. Pour le scénario, c’est encore venu des films — Kurosawa... —et pour l’attitude que j’ai à l’égard du scénario, encore et toujours Sergio, pour une grosse part. C’est lui qui m’a poussé à me documenter, à ne jamais négliger les détails — une petite cruche dans un coin doit aussi appartenir à l’epoque.
SCARCE: Et cela aide à établir l’atmosphère.
STAN SAKAI: Exactement. Usagi appartient à une époque précise, et mettre des détails en situation rend cet autre monde plus crédible.
SCARCE: Vous avez parlé de lecteurs qui écrivent pour regretter qu’il y ait moins de détails dans vos dessins.
STAN SAKAI: Les lecteurs sont souvent très tatillons. Je cite un nom, qui appartient au siècle précédent ou au siècle suivant, et les gens m’écrivent pour signaler ce genre d’erreurs. Ils font des commentaires.
SCARCE: C’est parce qu’ils s’intéressent de près à ce que vous faites...
STAN SAKAI: Oui, je suis toujours content de recevoir ce genre de lettres parce que cela montre bien leur intérêt; ils regardent de près ce que je fais.
SCARCE: Certains regrettaient qu’il y ait moins de détails, et vous leur avez répondu que simplifier, c’était la trajectoire habituelle d’un dessinateur.
STAN SAKAI: Oui, c’est exact...
SCARCE: Et vous avez conclu en disant que la période que vous préfériez chez Wally Wood, c’était sa période années cinquante.
STAN SAKAI: En effet, un travail splendide. De son côté, Sergio devient de plus en plus minutieux.
SCARCE: C’est vrai, mais il contrôle tout cela.
STAN SAKAI: Oui, il contrôle chaque détail, sa narration reste claire. Son dessin, ses cases, sont superbes, alors que son style est toujours plus chargé. Mais c’est du grand art. Ceci dit, Sergio m’a appris une chose : il ne faut jamais avoir peur des surfaces vides. Il faut les utiliser à son avantage. Et j’ai atteint un stade où je crois que je comprends ce qu’il veut dire. Pour rester vraiment clair dans la narration, il faut équilibrer les espaces blancs comme on équilibre les noirs.
SCARCE: Vous aviez peur des zones claires, auparavant ?
STAN SAKAI: Il me semblait qu’il devait y avoir beaucoup d’encre sur la planche. J’essaie de toujours contrôler ça, mais je tente désormais de faire de même pour les blancs, les surfaces négatives.
SCARCE: Vous avez employé d’intéressantes techniques graphiques. Par exemple, dans les scènes où Usagi se souvient d’événements, le style...
STAN SAKAI: ...le style change, oui. Le dessin est moins précis, plus esquissé, ça permet de bien faire la difference entre présent et souvenirs.
SCARCE: Je crois que c’est Eisner qui dit que c’est une des choses les plus difficiles à faire…
STAN SAKAI: Je trouve qu’il fait ça à merveille. To the Heart of the Storm est presque entièrement du flash back ; Eisner emploie ça de façon superbe. Mais Usagi n’est pas uniquement basé sur le Japon féodal. Il y entre également des éléments fantastiques, ce qui me donne pas mal de latitude, des tas de possibilités supplémentaires.
SCARCE: Comment choisissez-vous ces éléments surnaturels que vous glissez ?
STAN SAKAI: En fait, beaucoup sont issus de la mythologie, des croyances populaires japonaises. D’autres, comme les dinosaures qu’on trouve un peu partout, c’est... disons que je les inclus parce que j’aime les dinosaures ; j’ai toujours voulu en dessiner ! La plupart de mes choix sont entièrement dûs à des considérations personnelles. J’ai beaucoup de liberté et j’en fais usage.
SCARCE: Hal Foster, après ses débuts, s’est débarrassé des élé ments fantastiques de Prince Vaillant.
STAN SAKAI: A ce que j’ai cru comprendre, Foster voulait au départ faire de Prince Vaillant une série légendaire, avoir énormément de magie, des dragons... Il a commencé comme ça, et puis, il s’est davantage tourné vers des scénarios historiques. La meme chose est arrivée à Usagi, ou presque. J’avais envie de faire une série strictement basée sur l’histoire médiévale japonaise, sans les légendes populaires. Mais le personnage d’Usagi a finalement décidé de l’orientation. La base est historique, mais des éléments légendaires sont intervenus. Je suis pour l’essentiel resté sur mes bases. Je n’emploie des Iégendes japonaises que de temps en temps, et l’histoire est en général ancrée dans la réalité. Même les noms de lieu — et il y en a des très obscurs — sont inspirés de lieux authentiques.
SCARCE: Pourriez-vous écrire des histoires basées sur des faits réels, mais qui pourraient sembler invraisemblables ?
STAN SAKAI: En fait, c’est un peu le cas à l’heure actuelle. Je fais une histoire dans laquelle Usagi découvre un des trois trésors perdus du Japon… C’est un symbole de l’Empereur. Ils ont été perdus au cours d’une bataille navale, au cours du XI° siècle, C’est donc une aventure d’Usagi, qui, en termes de vraisemblance par rapport à l’histoire japonaise, est parfaitement impossible. Et c’est une aventure qui va me demander beaucoup de temps pour ma documentation, parce que je veux qu’elle soit aussi authentique que possible — dans un tel contexte, bien sûr.
SCARCE: Certains auteurs préoccupés de véracité historique pourraient ne pas vouloir faire telle ou telle histoire qui risquerait de sembler invraisemblable au lecteur.
STAN SAKAI: Là encore, je suis mon propre maître. C’est une chose formidable. En gros, je suis le créateur, ils sont les éditeurs, et ils doivent publier ce que Je leur envoie. Ils ne peuvent pas changer un mot sans m’en demander l’autorisation préalable... même si c’est une faute d’orthographe ! C’est vraiment une position formidable.
SCARCE: Est-ce que vous lisez des mangas ?
STAN SAKAI: Mon japonais est très limité. Je les regarde, mais je me documente plutôt dans les livres. La narration à la japonaise est très différente de sa contrepartie occidentale. Ils se préoccupent d’autres choses. Ils peuvent passer quarante pages sur une scène de combat.
SCARCE: Les Américains en prennent petit à petit le chemin !
STAN SAKAI: Certes, certes, mais les histoires sont souvent très sanglantes, vraiment extrêmes.
SCARCE: Remarquez, il y a de nouveaux créateurs aux Etats-Unis qui ne font pas non plus dans la dentelle. Quelle est votre position sur la représentation de la mort, du sang, de.
STAN SAKAI: Je ne dépeins jamais de violence gratuite dans mes histoires. Mais quand on parle du Japon féodal, il existe forcément un certain élément de violence et de mort. Je veux dire, regardez les films de Kurosawa, ou même des films en général. Il y a des fois où on a l’impression de voir un tuyau d’arrosage qui crache du sang, quand on coupe une tête. Mais il n’y a jamais eu de violence gratuite dans Usagi. En fait, j’atténue cet aspect autant que faire se peut. Sans vouloir me vanter, une distinction dont je suis particulièrement fier c’est le Parents’ Choice Award (litt. Prix décerné par les Parents). La lecture d’Usagi a été recommandée aux enfants ! Pour un comic book c’est quasiment une première ! Parmi les arguments, on lisait qu’on y trouvait de la violence, mais que tout était maîtrisé et entièrement intégré a l’histoire, plutôt que d’être des scènes gratuites de combats sans cesse répétés.
SCARCE: Je rédige des critiques dans Scarce, et j’ai un jour dit que c’était la raison pour laquelle vous étiez le seul à pouvoir être comparé à Carl Barks.
STAN SAKAI: (Rires) C’est merveilleux. Merci.
SCARCE: Et c’est un gros compliment, parce que Barks est sacré, pour moi.
STAN SAKAI: Oh, pour moi aussi.
SCARCE: C’est un auteur qu’on peut lire à plusieurs niveaux.
STAN SAKAI: Tout à fait. J’ai découvert Barks quand j’étais tout petit. Mais en le relisant maintenant, je m’aperçois qu’il documentait ses décors, ses scénarios, on dit qu’il puisait dans le National Geographic pour ça. Et bien que tous ses personnages soient des canards, pour le lecteur, ce sont des humains. On s’intéresse à eux.
SCARCE: La psychologie des personnages dans Usagi Yojimbo est elle aussi très fouillée. Usagi n’est pas un héros infaillible, il commet des erreurs, il se met en colère...
STAN SAKAI: Il est très humain, pour un lapin.
SCARCE: Même chose pour la psychologie des personnages secondaires.
STAN SAKAI: En fait, beaucoup de ces personnages secondaires sont basés sur des personnages historiques ou sur des figures du folklore japonais. Par exemple, j’ai un cochon escrimeur aveugle, Satohiro, basé ou inspiré par une série de films, Sato Ichi l’escrimeur aveugle. On dénombre vingt-sept films, et également une série de feuilletons à la télé, diffusée au cours des années 60 et 70. Un autre personnage, Tomoe Ame, est inspiré par Tomoe Gozen, une guorrière du Xl° siècle. Ce nom, Tomoe Ame, je l’ai en fait volé à une friandise. Mais ce parallélisme avec Tomoe Gozen me semblait si idéal. J’ai aussi fait... pas vraiment une parodie, plutôt un hommage: Lone Goat and Kid, qui rappelle Lone Wolf and Cub.
SCARCE: Vous habitez près d’Hollywood. Avez vous déjà travaillé dans l’animation ?
STAN SAKAI: Non, je l’ai fuie comme la peste ! J’ai trop d’amis qui travaillent dans ce domaine, et rien que d’entendre les histoires qu’ils racontent, les contraintes, les délais à tenir, c’est plus que je ne pourrais en supporter. On a fait une version animée d’Usagi pour les Teenage Mutant Ninja Turtles.
SCARCE: Elle vous a plu ?
STAN SAKAI: Oui, beaucoup. Il y a eu trois cross-overs avec les TMNT. Il y aussi le merchandising, des jouets sont sortis...
SCARCE: La figurine d’Usagi a l‘air famélique.
STAN SAKAI: (rire) Vous devriez voir celle que j’ai refusée. On aurait dit qu’Usagi avait fait une cure de stéroïdes! Un corps massif, couronné par sa tête de lapin. Mais j’ai bien aimé ce design-ci. Je savais que le personnage changerait, en jouet, parce qu’il fallait incorporer son look à celui de la série de figurines. Mais pour l’animation, les gens responsables étaient des fans d’Usagi. Ils sont venus me voir avec les dessins préparatoires du personnage: J’ai donné mon approbation sur le script. Ce qui fait que le personnage d’Usagi dans la série animée de la télé est beaucoup plus fidèle à ma version du personnage. Eastman et Laird sont des amis, et c’est toujours un plaisir de travailler avec eux.
SCARCE: Parlez-moi de Space Usagi.
STAN SAKAI: Space Usagi est un descendant do Miyamoto Usagi, celui du Japan médiéval. C’est pour l’essentiel Usagi dans l’espace. La raison principale qui m’a poussé à faire ça, c’est que J’aime dessiner des dinosaures. Je ne pouvais pas trouver une façon vraiment défendable d’incorporer des dinosaures dans la série actuelle. Alors, j’ai inventé un Usagi futuriste, qui atterrit sur une planète de dinosaures, ce qui m’a permis de satisfaire mon envie de dessiner des dinosaures. Et puis, je suis un grand fan de Wally Wood. Alors, l’espace... Il y aura peut-être une seconde mini-série de Space Usagi. La première vient juste de sortir en trois parties.
SCARCE: Pourquoi l’avoir fait paraître chez Mirage, au lieu de Fantagraphics ?
STAN SAKAI: J’ai toujours eu d’excellents rapports avec Mirage. Ils sont venus me trouver, j’avais cette idée de Space Usagi. Ils m’ont dit : << OK, on veut la publier >>. Ils l’ont fait. Et puis, je voulais voir comment une de mes séries marcherait chez un autre éditeur. La première mini-série suit un déroulement parallèle à celui de la série régulière. On inflige une cicatrice au héros, il perd son seigneur... Mais je tenais à cet élément de familiarité, pour le lecteur. Le personnage est différent, mais on a ainsi l’impression d’entendre parler de quelqu’un de connu, un ami.
SCARCE: L’intérêt d’Usagi, c’est que le ton n’est pas imposé. Il n’y a pas que de l’action...
STAN SAKAI: Non, on effet, j’ai introduit aussi pas mal d’humour. La vie ne se joue pas sur une seule note. Il y a des hauts et des bas, ses drames et ses bons moments. C’est ainsi que je voulais que soit l’histoire d’Usagi, ne pas cantonner toute la série à un seul modèle de narration. Tout ce qui apparaît dans Usagi n’est soumis qu’à mon jugement personnel, et n’est là que parce que Je le Juge bien ainsi. Comme Je l’ai dit, le travail de mon éditeur se borne à publier. Usagi est ma vision personnelle du personnage, et Je crois que c’est une immense chance que j’ai.